PÉROU - Un modèle en décomposition et un combat de longue haleine à mener

Mariana Álvarez Orellana

lundi 29 janvier 2018, mis en ligne par Dial

Le 24 décembre 2017, le président péruvien, Pedro Pablo Kuczynski, a gracié l’ancien président Alberto Fujimori (1990-2000) pour raisons de santé, alors qu’il n’a encore purgé que 10 ans des 25 ans de prison auxquels il a été condamné. Ce texte et le précédent font le point sur les raisons de la grâce octroyée et sur les réactions qu’elle a provoquées. Ce texte a été publié sur Estrategia, le site du Centre latino-américain d’analyse stratégique (CLAE), le 5 janvier 2018. Mariana Álvarez Orellana est une anthropologue péruvienne. Enseignante-chercheuse, elle est associée au CLAE.


Les premiers jours de 2018 ont confirmé au Pérou une transformation radicale de la scène politique lorsque celui qui brandissait l’étendard des « valeurs démocratiques » de la bourgeoisie libérale s’est transformé en wagon de queue du fascisme fujimoriste : le président Pedro Pablo Kuczynski (PPK), qui avait assuré qu’il ne gracierait pas Alberto Fujimori, a offert pour Noël le pardon au criminel, dans un souci de « gouvernabilité ».

L’incapacité de gouverner affichée par le banquier Kuczynski semble avoir pour effet de limiter sérieusement son mandat démocratique. Contrairement à ce qu’il avait calculé, le pacte d’impunité qui a conduit à une amnistie de l’ex-dictateur accusé de corruption et de génocide l’a placé dans un isolement politique profond qui lui retire l’air dont il aurait besoin pour tenir jusqu’en 2021.

Curieusement, l’« antifujimorisme social », comme on aime appeler aujourd’hui la tendance antiautoritaire de l’électorat jeune et mobilisé, qui lui a permis de l’emporter au second tour en 2016, lui crie maintenant son refus de l’accord conclu en secret. Dans ces conditions, il ne lui reste plus qu’à gouverner en étant otage d’Alberto Fujimori, et l’on connaît déjà les manières, pas précisément policées, dont ce monsieur est coutumier, rappelle l’analyste Alberto Lynch.

La tentative de destitution présentée au Congrès a été à l’origine du pacte d’impunité et celui-ci a engendré l’isolement politique du président, au détriment de sa légitimité et de la confiance du peuple dans les institutions et, surtout, dans les gouvernants, dans les dirigeants des groupes politiques qui essaient aujourd’hui de se partager le pouvoir. L’histoire se répète encore une fois, mais pas pour le meilleur car les six gouvernements néolibéraux en place depuis 1990 ont tous trempé dans des histoires de corruption mais aussi d’impunité.

Pour plusieurs analystes, cet accord entre gens de pouvoir mijotait depuis août, au cœur de la crise des pots-de-vin versés par l’entreprise brésilienne Odebrecht, stratégie visant à réinstaller « une dictature terroriste des grands monopoles qui ont besoin pour cela du soutien des masses », aux dires de Gustavo Espinosa. C’est une façon de stopper le débordement des masses ainsi qu’à la réactivation des mouvements populaires et d’une gauche naissante. Est-ce par crainte de perdre le pouvoir et de ne plus être aux affaires ?

PPK a non seulement contrevenu à la loi en accordant la controversée « grâce humanitaire », décision qui pourrait être renversée par les tribunaux, notamment la Cour constitutionnelle, et par les organismes internationaux auxquels le pays est lié.

Malgré ce que la presse hégémonique a indiqué, Fujimori est en bonne santé (il a a quitté la clinique péruviano-japonaise Centenario le jeudi 4 janvier) ; il ne s’est pas repenti de ses crimes et autres larcins, il n’a pas demandé pardon aux victimes ou à leurs proches, il n’a pas versé un sol (monnaie péruvienne) de la caution qui lui a été imposée, et il ne souffre d’aucune maladie mortelle.

PPK a calculé qu’un accord avec le fujimorisme lui apporterait une garantie de « gouvernabilité », mais celui-ci lui fera certainement porter la responsabilité de toutes les erreurs, de la crise ainsi que des imperfections juridiques de la grâce présidentielle, pour se débarrasser de lui quand il deviendra inutile.

Certains médias ont souligné les différences insurmontables qui existent entre Keiko et Kenji Fujimori, les enfants du dictateur. Le second obéit à la vieille garde fujimoriste, la première à la nouvelle. Tous les deux espèrent que PPK nommera leur père gracié au poste de conseiller présidentiel, poste aujourd’hui vacant. S’il n’en était pas ainsi, il resterait toujours la possibilité d’une fuite au Japon.

Les révélations sur les pots-de-vin versés par l’entreprise Odebrecht ont rendu visible l’ampleur du pourrissement, parce que le vol constitue le mode de gouvernement en vigueur depuis plus de décennies. Ce défaut de crédibilité va peut-être mettre fin aux illusions sur le modèle économique, à un moment où le mythe de la croissance est fortement remis en question et où le capitalisme peine à se remettre de sa crise planétaire. La fin de l’illusion nous fait voir que l’empereur est nu et révèle sa nature, peut-on lire dans La Otra Mirada.

Pour Lynch, il faut porter le regard sur la société mobilisée. « La question est aujourd’hui de savoir si la réaction démocratique de la société sera large et durable. Si les manifestations d’aujourd’hui deviendront la représentation politique de demain, et, surtout, si cette dernière arrivera à constituer un projet alternatif à ce que l’on a connu, parce c’est cela qu’il importe et c’est la chose la plus difficile à réaliser. C’est la condition nécessaire pour qu’existe un Pérou où l’on puisse vivre et travailler, un Pérou qui soit nôtre et non aux autres. »

À cette fin, il est indispensable de bâtir une unité d’action entre les mouvements populaires, de se rassembler, de s’engager dans l’action en dépassant les petits différends, comme ceux que l’on observe quotidiennement entre les militants du Front ample (FA) et son ancienne candidate, Verónica Mendoza, de Cuzco, entre les partisans de Marco Arana – sociologue, universitaire et ancien prêtre, fondateur du mouvement Terre et liberté et du FA –, parmi la dénommée gauche caviar, les ultras, les réformistes et les radicaux. Et, surtout, entre les paysans, les Indiens, les travailleurs, les étudiants, qui constituent une part essentielle du vrai Pérou.


- Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3438.
- Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
- Source (espagnol) : Estrategia, site du Centre latino-américain d’analyse stratégique (CLAE), 5 janvier 2018.

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