ÉQUATEUR - Une nouvelle politique pour le monde rural ! L’agriculture biologique et paysanne : Saine, durable et créatrice d’emplois. Entretien avec Luis Andrango et José Cueva, seconde partie

Miriam Lang, Claudia López et Alejandra Santillana

lundi 4 juillet 2016, mis en ligne par Dial

À mi-chemin de deux textes publiés par DIAL en 2015, l’un sur les Villes rurales durables au Mexique [1], l’autre sur les effets de la pénétration du système capitaliste dans les communautés indiennes équatoriennes [2], ce texte témoigne sur la base d’exemples concrets de ce que le monde rural latino-américain constitue aujourd’hui une frontière, au sens états-unien du terme, pour la société d’économie de marché capitaliste. Les espaces ruraux sont en effet à la fois des territoires à conquérir pour les profits qu’ils peuvent offrir (mines, agroindustrie d’exportation…) et le lieu de modes de vie relativement autonomes et, jusqu’à présent, peu intégrés, voire réfractaires au marché mondial. L’entretien, dont nous publions ici la seconde partie, a été conduit par Miriam Lang, Claudia López et Alejandra Santillana et publié en 2013 dans l’ouvrage intitulé Alternativas al capitalismo/colonialismo del siglo XXI [3].


[>> Lire la première partie de l’entretien dans le numéro de juin 2016.]

Vos organisations et quelques autres, face à cette situation, proposent l’alternative de l’agriculture biologique. Sur quels points serait-elle avantageuse ? En termes de fertilité du sol, de biodiversité ? C’est-à-dire : quels sont les critères qui vous font dire que c’est mieux ?

LA : Nous avons vu avec inquiétude que certaines politiques d’État favorisent la production biologique, sans produits chimiques, une agriculture propre, en syntonie culturelle mais qui coûte trois fois le prix habituel. Nous, paysans, nous demandons si nous devons céder à cette logique d’une production pour les gens riches ou maintenir notre consigne d’alimenter les gens pauvres, ceux qui ont besoin d’aliments. Sur ce point surgit la nécessité de défendre la thèse de l’agriculture agroécologique. Pour le dire autrement notre thèse est que l’alimentation agroécologique n’a pas à être plus chère, elle n’a pas à s’adapter à la logique de la consommation élitiste selon laquelle seuls peuvent consommer les gens qui ont de l’argent. Notre proposition implique la génération permanente de mécanismes de commercialisation solidaire autour de la production agroécologique. Par ailleurs nous avons découvert que, concrètement, dans la pratique, sortir de l’agriculture conventionnelle et passer à une agriculture agroécologique a au début un coût très élevé pour le paysan. Sortir de cette dépendance envers l’agriculture conventionnelle requiert une transition d’au moins trois à cinq ans. Au terme de cette période on peut cependant obtenir des conditions de vie dignes permettant à la famille d’avoir accès à l’éducation, à la santé. Cette phase de transition de l’agriculture conventionnelle à l’agriculture agroécologique implique une récupération de la fertilité de la terre parce que l’offensive de l’agriculture conventionnelle, qui dépend des agrochimiques, a détruit la fertilité de la terre. Par exemple, en un an et sur un hectare, les paysans utilisaient pour le riz un quintal d’urée [4]. L’année suivante la même production exigeait trois quintaux et l’année d’après six ; c’est ainsi que cette pratique détruit la fertilité de la terre. Le passage de cette agriculture à une agriculture agroécologique suppose donc une période de baisse des niveaux de production, pendant environ trois ans au moins. Durant cette phase de transition l’aide de l’État aurait du sens.

Une des contradictions des pays industrialisés c’est que, dans nos pays, ils promeuvent le libre échange sans action de l’État et sans subventions, alors que dans les pays du Nord l’agriculture est l’un des secteurs dans lequel l’État investit le plus de fonds et octroie des subventions. Nous avons fait une comparaison avec nos camarades paysans de France, de la Vía Campesina : leur production était subventionnée à hauteur d’environ 60%. Ici en revanche les obstacles sont énormes : ce type d’agriculture voit se dégrader les conditions pour l’irrigation ; l’agrobusiness accapare peu à peu les terres et les prix des intrants pour la production sont de plus en plus élevés, ce qui affecte l’économie paysanne. D’autre part la production est en concurrence avec les produits d’importation en provenance d’autres pays. Par exemple, en Équateur, la plupart des fruits sont importés ce qui a conduit les paysans de Tungurahua à abandonner leur production locale de pommes. J’estime que l’État doit assumer une lourde responsabilité et considérer l’agriculture comme un élément crucial de sa défense. Ce n’est pas de la seule responsabilité de Vía Campesina, l’État doit mettre en œuvre des politiques publiques qui garantissent la souveraineté alimentaire, pour la défense de notre alimentation, et éviter ainsi la dépendance alimentaire.

JC : En fait l’agriculture biologique est la seule agriculture qui a toujours existé ; il n’y a pas de raison de l’appeler agriculture biologique, c’était l’agriculture : champ (agros) et culture. C’était la société rurale qui cultivait les champs pour les rendre productifs et utilisait les excédents – fruits de sa vie rurale – pour alimenter la société dans son ensemble. Avec la révolution industrielle, arrivent d’un autre endroit des excédents industriels qui trouvent à la campagne une utilisation, un marché. Comme ils font partie d’une industrie monopoliste, tout est fait pour créer une dépendance et que les gens entrent dans ce système fondé sur le paiement monétaire. L’agriculture industrielle, ou agriculture chimique, a commencé par remplacer le plus important, l’énergie, la source primaire d’énergie à la campagne qu’est le soleil, au point qu’aujourd’hui nous mangeons du pétrole. 90% de ce qui nous alimente vient du pétrole et cette duperie, les gens n’en ont pas conscience [5]. Pour avoir une représentation complète, il faut prendre en compte le caractère fini de cette énergie primaire. Aujourd’hui, nous affrontons donc une série de crises alimentaires, climatiques, environnementales et économiques du fait de cette dépendance envers un produit fini servant de source primaire d’énergie.

Face à ce panorama, plus qu’une alternative, c’est, je le répète, une nécessité de revenir à l’agriculture. La transition actuelle a fait de l’agriculture biologique une agriculture destinée à des marchés élitistes ou à des personnes qui se soucient de leur santé et qui paient donc un peu plus pour des produits biologiques. Cependant il me semble que l’agriculture biologique, la vraie agriculture, est un impératif pour les années à venir. Les pays qui ne seront pas en capacité d’assumer et de mettre en place une production de ce type à plus grande échelle, avec de plus grands débouchés, auront de graves problèmes de coût, de graves problèmes de productivité. Nous avons vu qu’en pratique, l’agriculture biologique est beaucoup plus productive qu’on ne le pense habituellement : il faut d’abord apprendre à calculer correctement les coûts de production, ce que nous n’avons jamais été capables de faire. Comme dans les autres secteurs de l’économie, les coûts de production sont calculés à moitié, de nombreux coûts sont occultés et les externalités ne sont pas prises en compte – c’est la même chose pour l’agriculture. Quand, pour une ferme, nous calculons correctement les coûts de production, l’agriculture biologique est indéniablement meilleur marché et plus rentable. Si nous adoptons une perspective globale, nous nous rendons compte de l’importance du sol. Préserver sa fertilité naturelle a un impact positif sur d’autres éléments comme le changement climatique, l’eau, l’économie populaire, et, par conséquent sur les migrations et les problèmes sociaux. En fin de compte, on peut résumer les choses ainsi : si nous réussissons à récupérer et à maintenir la fertilité naturelle du sol, nous pourrions éviter une série d’autres problèmes, économiques, sociaux et environnementaux.

Si nous parvenons à comprendre cela, nous observons alors que les pratiques de l’agriculture biologique ne sont pas une invention récente mais des pratiques qui ont toujours eu lieu, depuis que l’être humain s’est sédentarisé. Les avancées de la microbiologie ont par exemple permis, de différentes manières, d’accélérer certains processus, de mieux comprendre et d’améliorer des pratiques paysannes traditionnelles, pour pouvoir les reproduire en des lieux où l’oralité, la tradition, la transmission de ce savoir se sont perdues. Mais la base de cette agriculture, c’est le sol et pour cette raison, il faut maintenir la fertilité des sols de façon traditionnelle, pour éliminer cette charge que représente le modèle industriel, le modèle monopolistique, qui maintient les gens dans la soumission.

L’industrialisation du monde rural a pour conséquence l’obligation, pour les paysans, de travailler comme journaliers ou péons [6]. Dans bien des cas leurs conditions de travail sont déplorables et ces paysans se prolétarisent ou finissent par migrer vers les villes où ils vont vivre aussi dans des conditions précaires, avec des emplois précaires, car ils n’ont pas de qualification. Ils dépendent alors des prestations sociales de l’État, des bons et autres aides alors qu’ils auraient pu peut-être rester à la campagne, cultiver leur parcelle et en vivre. Que signifie, dans ce contexte, la proposition agroécologique en termes de politique sociale, d’emploi, de réduction de la pauvreté ?

LA : Peut-être sur ce point allons-nous à contre-courant car la tendance mondiale est d’avoir moins de gens vivant à la campagne. C’est en partie la conséquence de tout ce discours sur le développement rural. Mais au bout du compte il n’a pas réglé le problème de la faim ni de la pauvreté. Ce qu’il a provoqué, c’est un processus dramatique de dépaysannisation générale. Actuellement l’offensive de l’agriculture industrielle transforme les paysans en salariés en les privant de leur rôle d’acteurs et y compris de leur dignité parce qu’un paysan qui vit de sa parcelle est maître de son temps, c’est, d’une certaine manière, le soutien de famille – ce sont généralement les femmes qui cultivent la terre et maintiennent la vie communautaire. C’est seulement dans la perspective de l’agriculture agroécologique qu’il est possible de maintenir un processus d’organisation paysanne et populaire car l’un des effets négatifs de l’expansion de l’agro-industrie a été l’impossibilité de préserver cette organisation sur les territoires où elle s’installe, car l’agro-industrie, en plus de faire du paysan un salarié, le prive du temps nécessaire à l’organisation communautaire et l’exploite : les conditions de travail sont mauvaises, il s’isole du processus communautaire et se transforme finalement en un exploité de plus alors qu’il vivait précédemment dans la dignité, était maître de son temps et de ses priorités.

En outre, la logique industrielle aboutit à l’expropriation du salarié de sa terre. Nous avons par exemple établi les cartes des zones floricoles et bananières et avons constaté que des exploitations paysannes existaient antérieurement autour de ces zones ; aujourd’hui elles ont disparu en raison de l’avancée de la frontière agro-industrielle.

JC : Je considère que c’est un enchaînement. Si on parvenait à ce que les paysans obtiennent productivité et rentabilité, si on réduisait d’autres dépenses, on pourrait construire un vrai modèle de développement rural, on récupérerait l’agriculture, la culture des ruraux, la civilisation rurale ; c’est de ce côté-là que sont l’éducation et la santé. Une agriculture de ce type exige un autre modèle d’infrastructures, un autre modèle de soutien à la production. L’agriculture biologique implique une véritable transformation sociale, change la dynamique centralisatrice des États parce que les politiques sont générées depuis la base. Cette agriculture permet de décentraliser la prise de décisions et les rend beaucoup plus efficaces, plus concrètes. Autour de l’agriculture biologique pourrait naître un modèle de dés-intervention dans le monde rural, non pas un développement mais une récupération de la vie paysanne qui éviterait au pays des dépenses et des problèmes. Il ne serait pas nécessaire de construire le métro de Quito ou d’entreprendre tant de grands travaux dans lesquels on investit des milliards de dollars, alors qu’ils sont simplement la conséquence d’une mauvaise politique agricole. Je considère que les gens s’entassent dans les villes sans que cela soit nécessaire.

Si l’on parle de Réforme agraire, de quelle surface aurait besoin une famille, ici, en Équateur pour vivre dignement de l’agriculture biologique, en incluant sa consommation propre et la vente d’une partie de sa production pour obtenir des revenus ?

LA : Nous avons été amenés à définir les limites de la propriété foncière en Équateur, et c’est de là qu’est partie la réflexion sur ce thème pour comprendre et expliquer la question de la redistribution de la terre. Nous nous sommes demandé combien d’hectares nous devrions redistribuer, à combien de paysans et paysannes on remettrait des terres et, en fonction de cela, quelles seraient les limites sur le territoire national afin que le chiffre ne soit pas arbitraire.

Dans la Sierra la superficie devrait être de 25 ha, cette surface permet de garantir une existence digne. Sur la Côte et en Amazonie entre 50 et 75 ha approximativement. Nous considérons qu’il faut octroyer environ deux millions d’hectares en Équateur pour faire évoluer le coefficient de Gini [7] de deux points et toucher ainsi environ un million de paysans et paysannes.

JC : Parler de superficies est nécessairement relatif car d’autres paramètres entrent en jeu : le type de sol, la topographie, le climat. Dans une zone de montagne, on a besoin de plus de terre que dans une zone interandine plane ; dans une zone montagneuse une famille peut avoir dix hectares, surface affectée à l’alimentation et à produire un excédent ; dans la Sierra ou dans une zone plane on n’a pas besoin de beaucoup plus d’hectares. Une plus grande superficie ne te permet pas automatiquement de produire plus. Si ton objectif est le marché, évidemment rien ne sera suffisant. En revanche, si l’objectif est la production, les cultures de qualité, la fertilité, l’éducation et la culture dans ton environnement proche, l’objectif est différent.

Dans le schéma classique du développement rural, on considère que le projet est un succès uniquement si on réussit à exporter. Dans quelle mesure une politique publique pour le monde rural devrait réellement encourager l’exportation ou dans quelle mesure devrait-elle, peut-être, encourager le marché local en premier lieu et ensuite l’exportation ou les autres marchés nationaux qui ne sont pas locaux ? Que signifie cette priorité accordée au marché international en termes de raréfaction des combustibles fossiles et de dépense énergétique – quand par exemple une pomme du Chili est transportée vers le marché allemand en même temps que la pomme cultivée en Allemagne va peut-être être transportée vers le Chili – parce qu’il faut exporter et qu’on nous fait croire que les produits importés sont toujours meilleurs que les produits locaux.

LA : Dans une étude, la Vía campesina indique que 15% des gaz à effet de serre sont produits par la commercialisation des aliments réalisées par les multinationales de l’alimentation [8]. Avec la mise en avant de la souveraineté alimentaire par l’agriculture paysanne agroécologique, on combat aussi à un niveau plus général le réchauffement global et le changement climatique par exemple.

Un autre point important est que l’idée du développement rural a toujours été de générer une production destinée à l’exportation et cela a été un échec complet. Tout le monde s’est lancé dans l’exportation mais, dans les faits, les pays demandent un tel niveau de production que, même en s’associant tous, on ne parviendrait pas à répondre à la demande de stocks pour l’exportation. Voici comme exemple le cas concret de l’oignon équatorien. À Cayambe, Tungurahua, et dans le Sud, les paysans ont entrepris d’exporter des oignons vers le marché chinois. Ils ont fait face à une demande de milliers de tonnes par semaine et ont dû s’unir. Plus tard ils ont eu des problèmes avec les critères de qualité. Le discours est séduisant mais les expériences concrètes ont été un échec car les entreprises alimentaires finissent par imposer les prix et la qualité (considérée non comme qualité nutritionnelle mais comme norme industrielle : taille, aspect, forme, etc.), selon une logique perverse d’exploitation et de bénéfices dans le domaine de l’alimentation. Le problème ne s’arrête pas là. La commercialisation suppose d’avoir recours à des d’intermédiaires qui gagne au moins 30% du coût pour le producteur et le consommateur. Pour cette raison, développer une politique de commerce équitable, d’échange, non seulement garantit la subsistance paysanne mais pèse aussi moins sur la bourse du consommateur.

JC : Les questions sont : Pour quelle raison un agriculteur veut-il être un exportateur ? Pour quoi produisons-nous ? Pourquoi un paysan veut-il gagner de l’argent ? Pour payer à son fils l’école ou le collège à Quito et en finir avec sa culture paysanne ? Nous devons nous poser toutes ces questions, si nous voulons gagner de l’argent, si nous voulons exporter. Voulons-nous des ressources financières à la campagne pour construire une économie durable, créer une culture à la campagne, avoir une vie meilleure ou pour dépenser notre argent ailleurs qu’à la campagne ? Il faut se demander à qui nous ouvrons la porte, car tous veulent être exportateurs, mais à qui vont-ils confier le commerce de l’exportation ?

Nous devons avancer pas à pas. D’abord il faut que les gens redeviennent conscients de l’importance de la consommation d’aliments, qu’ils comprennent ce qu’est un aliment et ce que signifie consommation. L’autre problème, c’est que les gens ne consomment pas des aliments, ils consomment des cochonneries, raison pour laquelle il n’y a pas de demande d’aliments. Même à la campagne, dans les fermes, les gens achètent des pâtes, du riz blanc, de la farine, du sucre blanc et ne mangent plus de manière saine. Ils développent des maladies terribles dues à l’acidification de l’organisme [9].

L’agriculteur doit commencer par manger des aliments nutritifs de sa propre production et s’il a des excédents il les écoulera en les vendant. Il faut qu’il existe une demande pour ces aliments. Aujourd’hui dans n’importe quelle ville ou pays, les marchés tendent à disparaître, les marchés traditionnels et populaires sont de plus en plus petits, marginaux et uniformisés, ils sont remplacés peu à peu par les supermarchés où on trouve de tout au sein du même espace et où les produits biologiques sont chers.

Il faut récupérer l’ancien modèle alimentaire pour que les gens recommencent à consommer des aliments. Par exemple, j’ai des camarades, à Cotacachi, qui ont une ferme d’agriculture biologique et leurs seuls clients sont des étrangers, parce que les habitants de Cotacachi ne mangent pas de produits biologiques ; ils ne mangent que du riz, et les politiques publiques encouragent l’extension des cultures de riz en offrant de l’urée aux producteurs de riz. Les politiques publiques doivent encourager et promouvoir la consommation d’aliments nutritifs. Les gens doivent connaître l’importance d’un aliment et connaître la différence entre consommer des farines et consommer des aliments riches en minéraux, entre consommer des féculents et consommer des protéines, parce qu’il y a une forte consommation d’aliments pauvres en minéraux, qui ne sont pas nutritifs et qui contribuent à créer des cerveaux vides, qui ni font malheureusement que réagir aux injonctions.

Vient ensuite la question de la commercialisation. S’il y a une demande interne il n’est pas nécessaire de penser à l’exportation car ce n’est en aucune façon la solution pour les paysans. Je ne connais pas d’exemples ou d’expériences d’exportation qui ait tiré les paysans de la pauvreté. Les riches sont les grands exportateurs, ceux qui exportent cacao, bananes, crevettes, fleurs et brocolis. À Chimborazo, par exemple, les paysans ont passé des contrats agricoles mais leurs conditions de vie n’ont pas changé et leurs sols sont empoisonnés ; mais quelques riches ont prospéré grâce à l’exportation de ces produits.

Quel est le plus grand obstacle à la commercialisation locale des productions paysannes ? Quel rôle jouent dans ce domaine les contrôles sanitaires, les normes phytosanitaires et toutes les exigences bureaucratiques qui influent aussi sur les marchés et la commercialisation ?

LA : Le manque d’infrastructures est un obstacle important. En majorité, les terres et les zones où sont produits les aliments sont éloignées des villes ; comme les familles ne disposent pas d’infrastructures, ce sont les commerçants qui se chargent de transporter les aliments. Les normes sanitaires font pour nous partie des obstacles qu’on tente de placer dans les systèmes de commercialisation. Face à cela, on réfléchit aux manières de récupérer l’agroécologie, mais avec un label communautaire qui serait instauré par la communauté elle-même. Je ne connais pas vraiment d’expériences concrètes sur cette question mais je sais cependant que toutes ces mesures qu’on impose lors de la commercialisation des produits agricoles sont un prétexte pour exploiter la production paysanne.

Voici l’exemple de la chaîne de supermarchés Supermaxi et de Pronaca [10]. Certains paysans, surtout du sud de notre zone, livre des produits à Pronaca qui, bien entendu, leur impose toutes ces conditions de labels, garanties, qualité, et j’en passe. Nos camarades nous racontaient qu’ils leur renvoient plus ou moins 25 % des produits livrés, une fois abîmés ; ils leur disent qu’ils n’ont pas satisfait les contrôles sanitaires et ne leur en paient qu’une partie – le reste est perdu. Les gens expliquent : il nous faut toujours prévoir un niveau concret de perte car ce qu’ils nous retournent est irrécupérable. Tout cela accompagné du discours : c’est une question de labels de qualité et c’est comme cela que ça doit être.

En réalité, comme je l’ai dit précédemment, pour tout ce qui concerne la question des labels et certifications que c’est bien « biologique » notre préoccupation principale est que cela devienne une question élitiste et, en fin de compte, que ce soit biologique ou pas biologique, c’est la même chose, tant que le label est un obstacle à l’accès aux marchés, ça reste un obstacle et de fait, c’est effectivement le cas.

JC : Concernant la demande, le problème est que le marché local n’est pas demandeur des productions, il se contente de l’alimentation industrielle, de l’alimentation bon marché, etc. C’est cela l’obstacle. C’est pourquoi il faut penser à une autre échelle, il faut commencer par reconstruire des circuits locaux de commercialisation, penser à de petits marchés, à des marchés dans les petites villes avant de penser aux grandes villes. Il faut réfléchir beaucoup à la diversification pour ne pas dépendre de la vente à prix très élevés mais plutôt produire en grande quantité et de manière diversifiée, à bas prix, car les gens des villes ne sont pas disposés à payer davantage. Face à cela l’agriculture, au lieu d’espérer des prix plus élevés doit penser à diversifier sa production et augmenter sa productivité.

Quelles sont les politiques qui favoriseraient l’inclusion des petits producteurs ? D’après ce que nous savons, le gouvernement équatorien livre de l’urée aux paysans pour encourager la production. Il fournit aussi des maisons et des prestations sociales, dans sa vision des paysans comme bénéficiaires de l’aide sociale. Mais, selon vous, que devrait-il faire ? Comment massifier une agriculture paysanne biologique ? Comment la transformer en modèle de production pour le pays ? Quelles sont les politiques dont nous avons besoin pour cela ?

LA : Il faut tout d’abord combattre un mal que nous traînons depuis l’époque coloniale : la concentration de la terre et de l’eau aux mains d’un petit nombre. Cela est crucial pour générer d’abord les conditions concrètes de subsistance à la campagne. Il faut donc mettre en œuvre des politiques de redistribution de la terre et déprivatiser l’eau qui a été privatisée ces dernières années.

Ensuite, je crois qu’il faut accompagner un processus sérieux de transformation de la matrice productive agricole ce qui implique des politiques d’État, en premier lieu pour favoriser l’agriculture paysanne, créer les conditions du soutien de ce type de production, ce qui implique, concrètement, de rendre massive la production d’engrais biologiques, ce qui à la fois viable et concret. Je disais tout à l’heure que 40% de la production sert à l’achat des intrants chimiques, nous pouvons remplacer ces intrants chimiques par des engrais biologiques, c’est tout à fait viable, nous avons de l’expérience dans ce domaine. Les engrais biologiques peuvent être produits par les paysans eux-mêmes et nous les aidons ainsi à supprimer cette dépendance d’un montant de 40% des coûts de production.

Le second point est de continuer à garantir que les semences soient le patrimoine des paysans et non plus un produit acheté et vendu, breveté – une marchandise. Car dès lors que les semences deviennent une marchandise, se crée un cycle de dépendance et de privilèges pour l’utilisation des semences.

Le troisième point est qu’il faut créer une politique de crédit adaptée aux cycles de l’agriculture. Nous avons fait une analyse des crédits qui existent, y compris le 5-5 qu’a lancé l’État équatorien. Leur logique est toujours une logique marchande, commerciale, et non pas une logique productive tant dans leurs temporalités que dans leur structure générale. En Équateur tout le crédit est orienté de cette façon et non dans la perspective de la production paysanne. Il faut définir une politique du crédit qui s’adapte à la logique de la production agricole.

Il faut par ailleurs mettre en place des politiques de formation, d’échanges de savoirs, de recherche, d’accompagnement pour, en termes plus concrets, déconstruire toute la formation issue de l’agrobusiness. Le problème de la formation est que l’éducation formelle à l’agriculture forme exclusivement à la monoculture et à l’exportation agricole, c’est la seule chose qui existe. Donc, évidemment, nous devons créer un système, un processus de formation qui combatte cette forme de culture et promeuve l’agriculture paysanne. Tout cela passe par le débat d’idées dont nous avons parlé au début.

Il faut également exiger des améliorations dans le domaine des infrastructures rurales. C’est une question clé. Les routes qui relient les villes ne suffisent pas.

Devrait-il y avoir des sortes d’intermédiaires publics, chargés d’aller chercher les produits agricoles et de les amener sur les marchés des petites villes par exemple, une forme de service de l’État ?

LA : Oui, l’État doit soutenir un système de commercialisation de tout le processus alimentaire. C’est ce que nous avions précédemment avec Emprovit. Vous vous en souvenez ? L’État avait des magasins, un système de commercialisation des aliments, qui a été totalement démantelé. Sur la Côte il y a 15 ans, l’État avait des silos. Tous ont été démantelés et beaucoup ont été privatisés. Des silos gérés par l’État sont nécessaires : l’exploitation agricole est tournée vers la surproduction mais comme les paysans ne disposent pas des infrastructures pour stocker, les grandes entreprises s’en mêlent et ensuite, ce sont elles qui, au bout du compte, commercialisent les produits des paysans.

Il faut qu’il y ait une politique d’État pour subventionner et promouvoir cette agriculture durant le processus de transition, car sinon, il est vraiment difficile de changer de logique. À mesure que s’améliorent les conditions de production des engrais biologiques – qui, comme je l’ai dit, sont viables et même, en termes économiques, beaucoup moins coûteux. À mesure que progresse la politique de récupération des engrais organiques, la politique de soutien à l’agriculture à base d’intrants chimiques devrait diminuer progressivement. Un processus de transition est nécessaire.

Il ne suffit pas d’œuvrer à changer le modèle productif car il y a aussi un modèle de consommation qui nourrit ce modèle de production.

JC : Je commencerais par le plus important : réadapter tout le modèle éducatif au monde rural. Il faut commencer par ça. Il ne s’agit pas tant de technologie, de crédits, de capitaux, même si bien sûr la question du financement est importante et qu’il faudra prendre quelques mesures dans ce domaine, mais il faut commencer par l’éducation. Commencer à travailler à la base, dans les communautés, à l’école, avec les gens, les pères de famille, former des professeurs, éduquer les gens pour qu’ils deviennent sur place des professeurs, pour tous nous autoéduquer à la campagne.

Je crois que c’est des ruraux que vont émerger les réponses, ne pas les apporter de l’extérieur mais les trouver avec les gens. Il faut savoir les trouver, savoir poser les questions et trouver ensuite les réponses, construire, à partir de l’éducation, à partir des enfants, des jeunes, les réponses adaptées à la vie paysanne. Les politiques publiques doivent prendre en compte ces réponses pour agir dans le domaine de l’éducation, la santé, des infrastructures dont ont vraiment besoin les ruraux pour produire, pour vivre, se distraire et procréer. On ne peut pas encore renvoyer à demain ces choses primordiales.

Nous avons ensuite besoin de politiques complémentaires qui résolvent les problèmes de financement. La Réforme agraire, ce n’est pas juste la terre, il faut qu’elle soit intégrale, car donner de la terre ne sert à rien si c’est pour avoir un esclave petit-propriétaire de plus. Dans le contexte actuel, distribuer de la terre, c’est favoriser le business des industries agro-exportatrices ou des autres industries. Ces industries ont le pouvoir de s’emparer de la terre. Je crois que la Réforme agraire ne peut pas se limiter à la terre, elle doit partir d’abord de l’éducation et de la santé rurales, mais en partant de la base, en partant de la réponse même des gens. La Réforme agraire doit inclure l’indépendance technologique. Nous devons aller chercher le savoir dans les sphères académiques et l’industrie et le socialiser, le rendre au monde rural. Les gens ont dans leurs mains le pouvoir de la terre, si on ajoute le pouvoir du savoir, on leur donne un biopouvoir qui peut engendrer des transformations profondes.


  • Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3381.
  • Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
  • Source (espagnol) : Miriam Lang, Claudia López et Alejandra Santillana, « ¡Una nueva política para el campo ! La agricultura orgánica y campesina : saludable, sustentable y generadora de empleo. Entrevista a Luis Andrango y José Cueva », dans Miriam Lang, Claudia López et Alejandra Santillana [dir.], Alternativas al capitalismo/colonialismo del siglo XXI, Quito, Ediciones Abya-Yala / Fundación Rosa Luxemburg, 2013, p. 277-303 (seconde partie, p. 289-303).

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[3] Miriam Lang, Claudia López et Alejandra Santillana, « ¡Una nueva política para el campo ! La agricultura orgánica y campesina : saludable, sustentable y generadora de empleo. Entrevista a Luis Andrango y José Cueva », dans Miriam Lang, Claudia López et Alejandra Santillana [dir.], Alternativas al capitalismo/colonialismo del siglo XXI, Quito, Ediciones Abya-Yala / Fundación Rosa Luxemburg, 2013, p. 277-303 (seconde partie, p. 289-303).

[4] L’urée est utilisée sous la forme d’engrais azotés – note DIAL.

[5] Voir la note 8 de la première partie du texte.

[6] Terme désignant le paysan qui travaille dans une hacienda, pour le compte d’un grand propriétaire, en condition de quasi-servage – NdT.

[7] Le coefficient de Gini est utilisé pour mesurer l’inégalité des revenus dans un pays – note DIAL.

[9] Le quotidien équatorien El Heraldo informe dans un article du 28 novembre 2012 : « Près de 20 000 enfants de 10 cantons de Chimborazo souffrent de malnutrition chronique car leurs parents les alimentent avec des farines et des sodas au lieu de leur donner des produits de leur récolte.

[10] Pronaca est la plus grande entreprise de production agroindustrielle (surtout de viande) en Équateur et Supermaxi la plus grande chaîne de supermarchés qui enchaîne de nombreux paysans dans ses réseaux de commercialisation.